L'enjeu
La quantité de carburant que brûlent les camions transportant des marchandises peut varier considérablement à cause de la friction de l'air, phénomène aussi appelé « traînée ». En effet, près de la moitié du carburant employé sert à combattre la résistance de l'air, ce qui fait du camionnage un des moyens de transport les plus énergivores.
La physique étant ce qu'elle est, la force de la traînée fluctue sans cesse pour diverses raisons : la présence ou l'absence d'objets comme des bâtiments et d'autres véhicules, par exemple, ou encore l'état de la route ou les conditions météorologiques. Ces facteurs peuvent modifier radicalement la consommation de carburant en la diminuant de jusqu'à 15 % ou en l'augmentant de jusqu'à 25 %. Les essais en soufflerie traditionnels ne saisissent pas ces complexités de la réalité.
Les scientifiques se sont demandé si un camion pourrait apprendre à sentir les conditions aérodynamiques qui l'entourent et s'y adapter, un peu comme les poissons ou les oies le font dans la nature. Mais pour creuser l'idée davantage, il fallait trouver de nouvelles façons de saisir les données physiques. Cette réflexion a donné naissance à un nouveau projet fondé sur la nature et susceptible de transformer le transport des marchandises.
Une innovation océanique comme point de départ
D'abord financé dans le cadre du programme Océans du CNRC, le projet s'appuie sur des travaux du Centre de recherche sur l'automobile et les transports de surface en vue d'améliorer l'efficacité des navires autonomes de surface (NAS). Au cours des travaux en question, les scientifiques ont découvert une nouvelle méthode pour rendre les NAS plus performants : la bio-inspiration, c'est‑à‑dire la création, par l'être humain, de nouveaux matériaux, dispositifs, structures et façons d'agir à partir des particularités et des comportements observés chez les organismes vivants.
L'idée derrière cette approche novatrice pour améliorer l'efficacité des NAS est simple, mais géniale : un peu comme les poissons conservent l'énergie en nageant en bancs et en s'adaptant au champ de force de leurs voisins, peut-être une flotte de navires pourrait-elle apprendre à se déplacer en groupe et parvenir à une efficacité nettement supérieure. Le déplacement en essaim laissait entrevoir d'importantes économies d'énergie et un meilleur rendement, tant pour la navigation commerciale que pour les opérations militaires.
Les scientifiques du CNRC et de l'Université Queen's ont d'abord étudié la manière dont les poissons perçoivent leur environnement grâce à la ligne latérale, organe qui détecte les infimes variations de pression et de courant. L'équipe a doté des canots et de petites embarcations d'un réseau de capteurs de pression et a montré que les NAS peuvent « s'éveiller » à leur milieu ambiant en percevant les forces hydrodynamiques.
Changement de direction
Épaulé par Taufiq Rahman (Ph. D.), du CNRC, le chercheur de l'Université Queen's David Rival (Ph. D) s'est lui aussi intéressé à ce sujet, mais dans le contexte du transport des marchandises. Ensemble, ils ont compris que le concept pourrait s'appliquer ailleurs que sur mer. Voulant vite saisir l'occasion de transformer le transport des marchandises par camion, où une réduction de la friction de l'air mènerait directement à des économies de carburant et une baisse des émissions, ils ont sollicité l'aide de Brian McAuliffe (Ph. D.), spécialiste en aérodynamique du CNRC.
La bio-inspiration en action
Les 3 scientifiques se sont tournés vers la nature afin d'y trouver de l'inspiration, plus précisément les poissons et les oies, en songeant à l'aérodynamique d'un camion. La convergence de ces idées les a incités à formuler une hypothèse audacieuse.
- Les poissons s'adaptent au comportement de leurs voisins en détectant les changements de pression.
- Les oies volent en formation pour bénéficier des propriétés de l'aérodynamique.
- Par analogie, un camion pourrait « sentir » l'écoulement de l'air et changer de position pour réduire la traînée au minimum.
Ce raisonnement les a amenés à recadrer le projet initial et de laisser de côté les essaims de navires en mer pour des pelotons de camions sur la route.
Validation de principe
En utilisant des capteurs standards, M. Rival a d'abord montré qu'en détectant la pression, on pourrait préciser l'état aérodynamique d'un véhicule en mouvement. Il a poursuivi ses travaux avec l'aide de M. Rahman et M. McAuliffe et prouvé que, théoriquement, le véhicule pourrait « ressentir » son environnement.
Rôles et expertise
L'équipe a misé sur les domaines de spécialisation de ses membres et les diverses facettes du travail à réaliser pour démontrer le bien-fondé de leur conception.
- David Rival a appliqué les principes de l'apprentissage automatique fondé sur les données et des réseaux de transition pour modéliser la façon dont un véhicule passe d'un état aérodynamique à un autre en quête d'autres configurations.
- Taufiq Rahman a équipé les véhicules de la technologie de détection et de télémétrie par laser (lidar), de vidéocaméras et de capteurs de pression ainsi que des algorithmes qui les commandent afin que les véhicules coopèrent pour se trouver une place dans le convoi.
- Brian McAuliffe, dont les travaux antérieurs sur les pelotons de camions a jeté les bases requises pour comprendre et modéliser les interactions de plusieurs véhicules, a fait appel à son expertise en aérodynamique pour analyser l'écoulement de l'air dans les souffleries et dans des situations réelles.
Conséquences
En combinant les résultats issus de la physique à l'apprentissage automatique, l'équipe a élaboré une approche novatrice aux véhicules autonomes et adaptatifs. Les retombées seraient appréciables. Dans l'industrie du camionnage, une approche de ce genre pourrait réduire de beaucoup les émissions et donner lieu à d'importantes économies de carburant. Les déplacements entre les villes ou sur l'autoroute pourraient aussi devenir plus prévisibles et moins coûteux en carburant.
Outre leurs applications au camionnage et au transport des marchandises, ces recherches confirment les avantages à long terme qu'on pourrait réaliser dans plusieurs autres domaines, notamment la conception de systèmes régulant la circulation qui amélioreraient l'efficacité énergétique — tout cela simplement grâce à l'observation du comportement des bancs de poissons! Cette innovation ouvre immédiatement la porte à des applications terrestres et bonifiera stratégiquement le transport des marchandises et le secteur de la défense au Canada.
Prochaines étapes
Bien que le projet n'en soit toujours que dans sa phase exploratoire, les scientifiques savent clairement quelle direction suivre. Ils chercheront à intégrer les méthodes d'analyse fondées sur les données physiques pour en faire des plateformes structurées qui guideront la conduite du véhicule dans des situations réelles.
Cela fait, ils multiplieront les essais routiers avec des véhicules spécialement équipés et perfectionneront les stratégies de commande qui les repositionnent. Parallèlement, ils continueront d'exploiter les données obtenues en soufflerie et les analyses d'aérodynamique pour peaufiner leurs modèles. Lorsque la validité des concepts gagnera en maturité, l'équipe sera bien placée pour mettre leurs méthodes à l'échelle et les incorporer à des applications robustes qui déboucheront sur une nouvelle génération de systèmes de transport adaptatifs et efficaces.
« Ce formidable partenariat nous procurera une foule d'informations précieuses sur les déplacements interurbains et autoroutiers. »